Avec Sakina M'sa, la mode franchit les grilles des prisons

Rencontre

Mise à jour le 24/09/2019

La créatrice de mode Sakina M'sa
Huit femmes détenues à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis ont accepté de poser devant l’objectif du photographe Antoine d’Agata et de s’afficher sur les grilles de l’Hôtel de Ville, du 25 septembre au 20 octobre 2019. Particularité : elles sont habillées par la créatrice de mode Sakina M’sa, à l’initiative de ce projet photographique. Interview.
À Marseille où elle grandit dans les années 1980, Sakina M'sa fait déjà défiler les mamies et les jeunes de sa cité. Plus tard, à Paris où elle s'installe en 1992, la créatrice de mode, originaire des Comores, ouvre un atelier de réinsertion par la couture, pour des femmes. Elle y imagine des collections autour du bleu de travail en l'honneur des ouvriers, dont ses parents.
Aujourd'hui, cela fait huit ans qu'elle se rend à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis pour animer des ateliers de couture et y organiser une fashion week en faisant défiler les femmes détenues. Sa dernière idée? Faire poser des détenues, sous l'objectif d'Antoine d'Agata, habillées de sa collection Earth Earth Earth, inspirée des marches pour le climat. De cette collaboration est née une exposition d'une vingtaine de photographies, exposées sur les grilles de l'Hôtel de Ville (rue de Rivoli, 4e) et qui porte le même nom que sa collection.
Nous rencontrons Sakina M'sa dans sa boutique Front de Mode dans le 3e. Elle a ouvert ce concept store en 2015 et n'y propose que des créateurs engagés dans la mode durable et/ou l'économie sociale et solidaire. Elle a d'ailleurs reçu plusieurs prix (Grand prix de la création de la Ville de Paris, prix de la fondation KERING, prix Version Femina) pour sa vision hybridant mode et développement durable.

"Earth Earth Earth", c’est la continuité de vos ateliers de création en prison?

En réalité, c’est un autre regard sur huit années de travail en prison avec les femmes détenues. J’ai tout d'abord coréalisé un documentaire avec Laurent Chevallier, «Mode d’évasion» [diffusé par France 3 en juillet 2019, ndlr]. Ce documentaire montre un côté très lumineux, avec les rires, la joie, la tendresse aussi que ces femmes ont vécu lors des ateliers et du défilé, pour lequel elles se préparent comme de vrais mannequins. Mais il fallait que je sois honnête, car ces femmes vivent aussi des moments de solitude, de mélancolie, de grande angoisse. J’ai donc aussi voulu montrer ces moments de silence.

Après un documentaire, pourquoi avoir enchaîné avec la photographie et cette collaboration avec Antoine d'Agata?

Cette autre facette de ces femmes en prison, je voulais l'évoquer sans pathos. J’ai demandé à mon ami photographe Antoine d’Agata de m’accompagner auprès d'elles pour les photographier. Je les ai habillées des créations de ma collection "Earth, earth, earth, spring summer 2020", une capsule qui m’a été inspirée par les slogans des manifestations pour le climat. La mode respectueuse de l’environnement, c’est un combat que je mène depuis vingt ans! La sensibilisation à travers un objet de désir qu’est le vêtement, qui plus est dans le cadre d’une prison, avec des femmes qui, malgré leur enfermement, sont aussi porteuses de ces messages, je trouvais cela intéressant. C’est ma vision d’artiste.

Justement, quel regard portez-vous sur ces femmes?

Je dirais que j'ai un regard de sœur. Mais je suis aussi réaliste: ces femmes sont là pour ce qu’elles ont fait. Moi, je fais mon boulot, je suis créatrice de mode. Je considère que l’avocat défend, le juge tranche. Je fais ce qui me donne envie de me lever le matin et qui j’espère leur donne un peu de dignité et de confiance. Je dirais que j’ai un regard empathique et une sévérité bienveillante. Elles payent à la société, moi je suis juste là en tant qu’artiste pour partager un moment avec elles. Quand j’arrive, je parle cash, je leur dis quand elles manquent de respect, par exemple. Ce qui m’intéresse, c’est qu’on en sorte toutes grandies et qu'on arrive à créer une complicité constructive. Certaines ont tellement été abîmées par leurs allers-retours en prison qu’elles ont une estime d’elles-mêmes au plus bas ; d’autres ont une vraie force intérieure pour garder leur estime d’elle, pour leurs enfants, leur famille.
Photo d'une femme à la prison Fleury-Mérogis

Comment se présente l’exposition?

C'est une vingtaine de photographies de huit femmes: Xéna, Jessica, Paulina, Yueska, Diana Marcela, Fée clochette, Herboria et Joy. Elles ont choisi elle-même leur signature. Elles sont venues «poser» sur la base du volontariat et avec l’aide des personnels de la prison. Les photographies sont l’œuvre d’Antoine d’Agata à qui j’ai proposé de travailler avec moi sur ce projet. On a travaillé sur la notion de triptyque: les images vont par trois, mais dans chacune, on s’est amusés à brouiller les pistes en mélangeant les photos des unes et des autres. Les personnes pourront essayer de les reconnaître, ils se demanderont: est-ce la même? Est-ce une autre? L’ai-je déjà vue dans un autre triptyque? Ils liront aussi des citations qu’on a enregistrées lors des ateliers. On a voulu les associer avec ces photos, mais ce n'est pas forcément une citation de la femme de la photo.

Comment Antoine d'Agata a-t-il travaillé en prison?

Antoine d’Agata, c’est mon ami, d’accord, mais c’est d’abord un très grand photographe d’une humanité et d’une sincérité exceptionnelles! Il a une sensibilité à fleur de peau. Il a travaillé dans des conditions un peu improbables, mais il s’est toujours adapté. C’est un photographe "tout terrain", je dirais. Je ris, mais je lui tire vraiment mon chapeau car ce n’étaient pas des conditions évidemment optimales pour photographier. On était une petite dizaine à travailler ensemble et tout le monde mettait la main à la patte: c’était très généreux.

Comment a-t-il tissé le lien avec ces femmes?

Antoine est quelqu’un de tellement gentil ! Je pense que c’est cette gentillesse qui a rendu possible la communication avec chacune. Il a su les mettre à l’aise pour qu'elle choisissent l’attitude qu’elle souhaitait avoir. A la fin, on leur a montré les photos et elles ont beaucoup aimé, alors que certaines révèlent une partie d’elles très intime. Ce n’était pas évident qu’elles l’acceptent. Il y a quelque chose de l’ordre de l’âme dans ces photographies, mais il est ainsi, Antoine : c’est un photographe de l’âme! Après, je ne dis pas que ces femmes ne sont que mélancolie ou souffrance. Je le redis, cette exposition, c’est une des facettes d’un travail dont l’autre volet plus lumineux est visible dans le documentaire «Mode d’évasion».
À propos d'Antoine d'Agata
Photographe et cinéaste de renommée internationale, Antoine d’Agata est l’une de figures majeures de la photographie en France. Membre de l’Agence Magnum depuis 2004, il est l’auteur d’une multitude d’œuvres ayant pour point commune la radicalité des sujets. À ce titre, le photographe originaire de Marseille a reçu des prix prestigieux tels que le Prix Niépce (2001), le Prix Forscher Fellowship (1999), le Prix Higashikawa (2014) ou encore le Prix d'ouvrage photographique des Rencontres internationales de la photographie d'Arles (2013).