Au faux procès d’un pollueur de la Seine, une vraie avancée pour les droits du fleuve

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Mise à jour le 11/12/2024

Sur une scène de théâtre, un faux procès avec au centre le jury, à gauche les avocats et à droite les témoins appelés à la barre.
Lundi 9 décembre, le Théâtre de la Concorde a fait le plein pour un procès fictif. Au centre des débats : la meilleure manière de protéger la Seine. Et si cela passait par la reconnaissance d’une personnalité juridique au fleuve, lui permettant de se « défendre lui-même », comme cela se fait ailleurs dans le monde ?
Le silence rigide et habituel de la salle d’audience a vite été supplanté par les applaudissements nourris du public. Sur les planches du Théâtre de la Concorde (8e), aucun comédien, mais des professionnels du droit. Sur le banc des accusés de ce procès fictif, la société imaginaire « I Love Chimie », coupable d’une pollution sans précédent de la Seine, avec des effets graves sur la santé humaine et sur la faune et la flore.
Face à cette catastrophe imaginaire, loin d’être irréaliste, les communes de Paris, de Rouen (Seine-Maritime) et de Source-Seine saisissent la justice : elles demandent réparation du préjudice subi, et aussi réparation de la violation des droits à la santé, à la conservation et à la régénération pour le fleuve.

« L’eau est une question de tous les instants »

« La forme du procès est intéressante puisqu’elle permet de recevoir des témoins et des experts. Mais plus que la condamnation de l’entreprise, l’objectif de cette soirée est de réfléchir et de débattre sur le fait d’accorder ou non une personnalité juridique à la Seine afin de mieux la protéger », introduit Jean-Michel Hayat, le président de ce tribunal d’un soir. Dans la « vraie » vie, ce magistrat a été premier président de la cour d’appel de Paris, de 2019 à 2022.
Chez les parties civiles, les discours ne laissent pas de doute : il faut octroyer des droits à la Seine pour la protéger. Anne Hidalgo, la maire de Paris, rappelle que le droit a vocation à traverser les siècles tandis que « nous ne sommes que des humains qui passons. Le travail de protection de la Seine peut s’effacer si d’autres le décident ».
Quant à Sophie Louet, la maire de Source-Seine (Côte-d’Or), commune de 65 habitants où le fleuve prend sa source, elle alerte : « Pour nous, petites communes, l’eau est une question de tous les instants. Aujourd’hui, les alertes aux pesticides et aux nitrates se multiplient sur notre réseau, preuve que, même à la source, l’eau n’est pas aussi pure qu’on peut l’imaginer. »

Pas d’obstacle à une reconnaissance dans le droit français

Les citoyennetés peuvent se créer. Nous avons tendance à l’ignorer lorsque nous craignons de partager ce titre avec d’autres qui ne l’ont pas.

Edgar Mora
ancien maire de Curridabat, ville du Costa Rica
Vient ensuite le tour des « sachants », qui se succèdent à la barre pour partager leurs connaissances. Edgar Mora, ancien maire de Curridabat, ville du Costa Rica qui a accordé la citoyenneté aux insectes pollinisateurs et aux plantes, fait référence à sa mère, âgée de 81 ans, qui n’a pas eu les mêmes droits que les hommes pendant une bonne partie de sa vie : « Les citoyennetés peuvent se créer. Nous avons tendance à l’ignorer lorsque nous craignons de partager ce titre avec d’autres qui ne l’ont pas. »
De son côté, Marion Chapouton, docteure en droit public, confirme la faisabilité de la reconnaissance de la personnalité de la Seine dans notre système juridique français : « Il n’y a pas d’obstacle dans le droit européen ni dans la Constitution française. Cette personnalité juridique donnerait à la Seine des droits spécifiques à la nature : le droit à la protection, le droit à la conservation des espaces de la Seine faiblement transformés par l’Homme, le droit à la restauration en cas de dommage environnemental et un droit de non-régression pour que les effets de l’action de l’Homme ne puissent pas s’accroître. »
Des précédents dans le monde
Comme le détaille Marine Calmet, la juriste spécialiste des droits de la nature et fondatrice de l’ONG Wild Legal, de nombreux précédents existent dans le droit étranger :
- en Équateur, les droits de la nature ont été inscrits dans la Constitution en 2008 ;
- en Colombie, le fleuve Atrato a été reconnu comme un sujet de droit ;
- en Espagne, depuis 2022, la lagune de la Mar Menor est protégée par une loi qui reconnaît ses dimensions biologiques, culturelles et spirituelles.

En savoir plus : notre entretien avec Marine Calmet.

Oui, la Seine doit avoir des droits, selon le jury

Maître Vanessa Bousardo, avocate de l’entreprise fictive accusée, a bien tenté de faire changer le jury d’avis en s’interrogeant sur le sérieux d’une telle décision : « Dans ce cas, la Seine sera-t-elle pénalement poursuivie en cas de débordement et de victimes ? ». Puis, en estimant que les droits français et européen protègent déjà l’environnement. Mais elle n’a pas obtenu le dernier mot. Le jury, composé de trois professionnels et de quatre personnes issues du public, a même été plus loin que les réquisitions du procureur de la République, François Molins.
Ce dernier avait demandé à ce que la question de la personnalité juridique de la Seine soit renvoyée à la responsabilité du législateur – le seul à pouvoir en décider –, tout en soulignant l’intérêt qu’il y aurait à reconnaître cette personnalité. Avec 4 voix contre 3, le jury a décidé de reconnaître directement la personnalité juridique du fleuve.
Et tant pis si, dans la vraie vie, la Cour de cassation annulerait certainement cette décision. Car cette fiction avait pour but d’initier un changement bien réel : dès le mois de février, une convention citoyenne œuvrera de février à juin, à Paris, afin de travailler à une proposition de loi qui pourrait ensuite être transmise au législateur.