Brasseries, tavernes, auberges… Plongée dans l'âge d'or de ces institutions qui ont fait l'âme de Paris
Focus
Mise à jour le 28/11/2023
Sommaire
À l'occasion de la sortie du livre de Gilles Picq « Les brasseries parisiennes de l'avant-siècle (1870-1914) », aux éditions L'Échappée, focus sur ces cafés parisiens où peintres, écrivains, journalistes, musiciens et autres politiciens se retrouvaient dans leurs quartiers généraux. Tandis que les garçons, les plongeurs, les chasseurs et les « dames aux lavabos » faisaient tourner la boutique…
Ah… les brasseries parisiennes des années 1870-1914 ! Ces quelque 3 000 lieux d'agapes et de libations où l’on s’asseyait pour quelques heures ou toute la nuit : bars, bouillons, estaminets,
crémeries – qui étaient alors de petits
restaurants ouverts en nocturne –, brasseries, bals, cafés-concerts, tavernes,
buvettes, auberges, cabarets, asiles de nuit, bouges…
C'est à cette période, entre la guerre franco-prussienne et la Première Guerre mondiale, que Rimbaud et Verlaine se retrouvent dans les brasseries qui fleurissent avec l'arrivée de la bière apportée par les Allemands - jusque-là on buvait essentiellement du vin à Paris. Le monde de l'art et de la culture fréquente de moins en moins les salons mondains, et les Parisiens ne s'invitent pas les uns chez les autres.
Ces établissements deviennent donc des lieux de cénacles littéraires. On y voit aussi bien Oscar Wilde trinquer avec Toulouse-Lautrec que Courbet avec Jules Vallès. En dehors des réunions enflammées et fêtes retentissantes, l'histoire de ces lieux mythiques est aussi marquée par les moments plus sinistres durant lesquels les lames de couteaux étincellent, la prostitution sévit, une explosion retentit…
Les institutions du 1er arrondissement
Près du
Palais-Royal, on trouvait une multitude de restaurants, dont Les Mille-Colonnes et
Le Grand Véfour. Près des Halles, lieu idéal pour alimenter les commerces de bouche, s’imposaient Le Pied de Mouton,
Fradin, Le Caveau des Innocents ainsi que des restaurants dont l’enseigne
perdure de nos jours, tels Au chien qui fume et À L’escargot. Il ne faut pas
oublier les brasseries tenues par des femmes, comme Le Bock et Le caprice,
ainsi que l’institution que représente La Mère Moreaux et l’insubmersible
brasserie Zimmer, qui parade encore aujourd’hui place du Châtelet.
Zimmer, le café-restaurant du théâtre du Châtelet
Jules Verne, Emile Zola et Sarah Bernhardt étaient les habitués de cette brasserie-taverne, tout comme les poètes réunis sous le nom des Argonautes. Avant d'être repris par la société Zimmer, déjà propriétaire d'établissements rue Blondel et boulevard Montmartre en 1899, le café-restaurant du théâtre du Châtelet connut quatre exploitants successifs.
En 1909, l'établissement sert de siège social à l'Union des Allobroges qui regroupait les Dauphinois et Savoisiens de Paris. L'exploitant Marie-Dosithée Suatton était lui-même savoyard. « C'est grâce à M. Suatton que la grande majorité des Parisiens a connu ces produits recherchés, les bières brunes et blondes de la marque Zimmer et cie, dont le berceau est situé à Nuremberg (…). On peut dire de lui sans aucune crainte qu'il occupe à Paris une situation prépondérante parmi les hommes qui ont le souci de la bonne alimentation publique », peut-on lire dans La Petite Presse, le 17 juin 1905.
La presse s'écrit dans les troquets du 2e
Le 2e arrondissement abrite alors
les célèbres cafés Calisaya, Le Helder, Hill’s Tavern, Julien, Le Napolitain,
Noel-Peter’s ou encore Véron. Trois autres quartiers concentrent les cafés
restaurants : celui de la Bourse, où se trouvent les sièges de nombreux
journaux, et donc fréquentés par les journalistes, avec
Champeaux, La Cigogne et le Café du Croissant ; celui de Montorgueil avec Le Compas d’Or et Philippe ; enfin, celui plus chic du quartier de l’Opéra, avec le
Café de Paris, Drouant et Prunier.
Entre bonapartistes et communards au Café du Croissant
Situé au 146, rue Montmartre, ce lieu est tristement célèbre, car c'est sur une de ses banquettes que Jean Jaurès est assassiné le 31 juillet 1914. L'établissement, planté au beau milieu des principales salles de rédaction de la presse parisienne, était fréquenté par des journalistes et hommes politiques. « Le public du Café du Croissant est très varié ; à une table on soutient la Commune, à la table voisine on défend le bonapartisme, à côté, c'est la république modérée. Il est évident que ces discussions ne convainquent personne », peut-on lire dans Les Cafés artistiques et littéraires de Paris (Auguste Lepage, 1882).
Faire bombance dans le 3e
Le 3e arrondissement ne compte alors qu'une poignée d'établissements renommés, mais s’enorgueillit encore aujourd’hui d’héberger
la plus vieille maison de Paris, au 51, rue de Montmorency, qui fut longtemps un
hôtel avant de devenir un bouillon, puis la taverne Nicolas Flamel, où l’on
peut toujours faire bombance de nos jours. Cette partie du Marais concentre peu d'établissements émaillés d'une certaine renommée, à part Bonvalet, la Belle Gabrielle ou le Lion d'Or.
Bonvalet, ses invités de marque et ses concours culinaires
À l'angle du boulevard du Temple et de la rue Charlot, ce restaurant est fondé en avril 1811 par Bonvalet, premier garçon de cave à la maison Langin, rue Richelieu. Il est alors fréquenté par Hugo, de Musset, de Vigny, Sainte-Beuve.
Bonvalet fils, qui succède à Bonvalet père, annexe à son établissement un immeuble voisin et le transforme en salle de restaurant. En 1858, c'est Alexis Tavernier qui rachète les murs et agrandit encore l'établissement. Tavernier cède ensuite sa place à Elie Herbomez, avant qu'il prenne les commandes du Grand Véfour et passe le relais à ses frères, d'abord Louis Herbomez, puis Gustave Herbomez. La lignée Tavernier-Herbomez est celle qui a le plus marqué « l'avant-siècle », régnant près de cent ans sur de nombreux cafés parisiens.
« Sous la direction de ce dernier, Bonvalet acquis une réputation méritée pour les noces et repas de noces, sans négliger aucunement le service à la carte (…). Parmi les restaurateurs modernes, G. Herbomez est l'un des seuls qui ait réellement compris toute l'importance artistique et pratique de concours culinaires, qui ait su provoquer l'émulation chez ses cuisiniers en les engageant à s'y présenter et en leur fournissant dans une large mesure les moyens d'y paraître et d'y briguer les plus hautes récompenses, qui du reste, leur furent décernées. » Robert d'Ardeuil dans La Salle à Manger, mars 1893.
Victorien Sardou donne une pièce intitulée Chez Bonvalet au théâtre Dejazet en 1861.
Le 5e, paradis des zincs et des bocks
Le Quartier
latin est la crypte des professeurs de la Sorbonne et la Mecque des étudiants qui s'encanaillent dans des établissements tels que Le François 1er, Le Soleil d’Or,
Soufflet, La Source, Vachette et l’inaltérable Tour d’Argent.
Omniprésence de la jeunesse oblige, les bals y ouvrent grand
leurs portes : Bullier, Bal Chabot, Bal des écoles, Octobre. Mais aussi des cabarets, comme Les Noctambules, et les Bouges-Assommoirs. C'est ainsi que l'on nomme les débits de boisson bas de gamme et mal famés, parmi lesquels l'Hôtel Gougeant, l'Hôtel Maitre-Albert et l'Hôtel du Cantal de la rue Maitre-Albert et Le Père Lunette de la rue des Anglais. Mendiants et prostituées pouvaient y manger un bouillon et boire une chopine, et souvent passer la nuit assis sur un banc.
Le Père Lunette, aujourd'hui propriété de la Ville de Paris
Ce cabaret fut fondé vers 1857 par un certain Lefèvre, doté d'une énorme paire de lunettes à monture de cuivre qu'il « avait plus souvent sur le front que devant les yeux et les demandait à chaque instant à sa femme. En raison de cette manie, le bonhomme Lefèvre a été surnommé “le père Lunette”, c'est alors qu'il fit peindre sur le vitrage de sa boutique, les bésicles que voici, devenues légendaires ; il s'est enrichi ainsi que ses successeurs ». G. Macé dans La Police moderne, un joli monde, 1887.
En 1906, le peintre Paul Schaan peint un tableau représentant Le père Lunette et la rue des Anglais - la toile est conservée au musée Carnavalet. Aujourd'hui, le local appartient à la Ville de Paris et est occupé depuis 2022 par les éditions EdiSens. On peut encore y admirer les fresques qui ornaient les murs vers 1900 ! On y reconnaît Emile Zola, Bonaparte, Louise Michel ou encore Sarah Bernhardt dans le costume de Gismonda.
Sage ou pas, le 6e arrondissement ?
Le 6e, quant à lui, est le pendant sage du Quartier latin, son
alter ego plus bourgeois. Un territoire pimenté par des établissements
historiques comme le séculaire Procope, dont le nom résonne toujours, mais aussi
la pension Laveur, chère à Courbet, Le Magny, cantine des Goncourt, et la
toujours vaillante Closerie des Lilas.
Alors sur les fonts baptismaux, Lipp, Le Café de Flore et Les Deux Magots esquissent l'histoire de Saint-Germain-des-Prés. L'arrondissement est aussi connu pour regrouper une myriade de brasseries tenues par des femmes, souvent paravents prostitutionnels ou de jeux clandestins, comme L'Apollon, Le Caprice ou La Cigarette. Les descentes de police y étaient monnaie courante.
2,50 francs, café compris, à La Closerie des Lilas
Encore bien connue des Parisiens et située à l'angle du boulevard Montparnasse et de l'avenue de l'Observatoire, La Closerie a eu Renoir, Monet, Sisley ou Cézanne parmi ses habitués. On peut lire dans le Courrier français en 1889 : « Anciennement une sorte de guinguette entourée de jardins, de bosquets et de charmilles, où se tenaient toutes sortes de jeux et d'amusements (…). Aujourd'hui, c'est un café installé avec tout le luxe et le confortable désirables ; avec des divans, glaces, tables de marbre et le reste. Clientèle d'artistes, de professeurs, d'étudiants et de promeneurs que fournit le jardin du Luxembourg. (…) Déjeuners à 2,50 f, café compris ; dîners et soupers à la carte. »
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Le nord de Paris et ses cabarets
Plus au nord, le 9e était l'un des arrondissements les plus dotés de la
capitale : au nord des effluves de Montmartre s’échappent de L’Âne Rouge, du Clou ou du Tréteau de Tabarin et autres cabarets ; le
quartier Pigalle affiche des enseignes illustres comme Le Rat Mort, La Nouvelle
Athènes et L’Abbaye de Thélème. Sur les grands boulevards se dressent une
pépinière de cafés et des restaurants, dont certains subsistent : Café de
la Paix, Grand Café, Brébant, Tortini, Paillard… Dans le 18e, la renommée de certains établissements franchit les frontières comme Le Lapin Agile ou Le Moulin de la Galette.
La Nouvelle Athènes anime la place Pigalle
Vers 1860, ce café est alors l'un des lieux de rendez-vous des peintres de l'école de Barbizon. En 1865, Alfred Delvau le dépeint comme le « rendez-vous des rapins et des gens de lettres du pays Bréda, panachés de quelques “hétaïres” [prostituée d'un rang social élevé, ndlr] ». À cette époque on pouvait y voir Baudelaire et Fantin-Latour. À partir de 1872, les impressionnistes y prennent leurs quartiers. Le patron des lieux, M. Heitz, recrute en 1896 l'Homme-Protée, contorsionniste/transformiste dont Méliès tire un film en 1899, pour l'exhiber dans un salon au fond du café. En 1904, la chanteuse Eugénie Buffet rachète La Nouvelle Athènes pour en faire un café-concert, mais elle fait faillite et l'établissement se scinde en café-restaurant. Plus tard, le lieu deviendra une boîte de strip-tease et finira par être rasé.
Manet y peint La Prune et L'Homme au chapeau rond, Degas y situe Dans un café en 1875, Forain y signe l'aquarelle Au café La Nouvelle Athènes. Ces deux œuvres sont conservées au musée d'Orsay…
Rencontre avec Gilles Picq, spécialiste du Paris des années 1870-1914
C'est un ouvrage de plus de 800 pages que propose Gilles Picq avec Les Brasseries parisiennes. Lui qui ne fréquente pas les brasseries d'aujourd'hui relate avec précision et érudition dans cette somme le quotidien de celles d'hier. Paris.fr l'a rencontré pour en savoir plus…
Qu'est-ce qui vous fascine dans les brasseries parisiennes de cette période ?
Je suis spécialiste de cette période dite de « L'avant-siècle » et dans les biographies de peintres et d'écrivains que j'étudiais, je trouvais toujours des références aux rendez-vous dans les cafés, comme Vachette
sur le boulevard Saint-Michel (5e). J’ai voulu en savoir plus sur ces lieux foisonnants… et j'ai commencé mes recherches à la BnF dans les archives commerciales, complétées par les informations tirées de l'état civil aux Archives de Paris, avec comme objectif d'en dresser un répertoire pour me repérer. Au fil du temps, je me suis aperçu que les témoignages sur cette période - coupures de presse, extraits de romans, tableaux… - étaient si nombreux et captivants que ça pouvait donner vie à un livre pour les amoureux du vieux Paris.
On découvre dans votre ouvrage que la « femme du patron » faisait souvent tourner la boutique. Vous leur redonnez toute leur place ?
Je voulais rendre hommage à ces femmes. Pour chaque fiche, j'ai retrouvé les noms et adresses des établissements, mais aussi le nom et les dates de naissance et de décès des différents exploitants. On découvre ainsi que, par leur mariage et la naissance de leurs enfants, les tenanciers ont semé autant de cailloux - d'autres ouvertures de cafés - sur leur passage. J'essaie toujours de savoir qui était la femme du patron, car c'est en fait bien souvent elle la patronne, le mari ayant un autre travail à côté. Je peux citer Jean Salze, du Lapin Agile (18e), qui était fonctionnaire à la préfecture de la Seine. C'est à l'évidence sa femme Gertrude Snoeck qui faisait tourner la boutique.
Quelles sont vos brasseries préférées ?
Elles n'existent plus ! J’aurais aimé fréquenter Vachette dans le Quartier latin, remplacée dès 1914 par une
banque, pour côtoyer Verlaine. Au Buisson Ardent (5e), où on mangeait des écrevisses arrosées de vin gris de la Moselle, assister aux spectacles de chansonniers du café Le soleil d’or sur le quai Saint-Michel (5e), aujourd’hui le Café du départ, ou encore danser au bal Bullier (31-33, avenue de l'Observatoire, 5e) avec les étudiants… Dans ses travées pouvait se mouvoir une soixantaine de quadrilles !
Au fil de vos recherches - vous avez étudié 2 000 brasseries ! -, quelle anecdote vous a marqué ?
L'une des plus cocasses est celle du numéro des lions du Divan japonais (75, rue des Martyrs, 18e), café immortalisé par Toulouse-Lautrec ! En 1894, le citoyen Lisbonne, son directeur, avait amené dans les coulisses du petit théâtre une cage renfermant sept lions. Un dompteur entrait dans la cage, et Lisbonne entrait derrière lui pour chanter la Chanson des huissiers.
« Malgré cela, Lisbonne ne fit pas ses affaires et fut mis en faillite, peut-on lire dans le journal Le Gaulois en décembre 1894. Il n'en continua pas moins ses représentations. La chose ne fut pas goûtée par le propriétaire de l'établissement (…) qui donna donc mandat à son huissier d'aller faire une saisie de tous les objets nécessaires aux représentations du citoyen Lisbonne et de fermer la porte de l'établissement. L'huissier, accompagné du commissaire de police du quartier Clignancourt, procéda à l'opération de la saisie. Mais, en faisant la visite des coulisses, il ne fut pas peu étonné de se trouver en face de sept lions. L'objet était d'une saisie difficile, bien que la cage protégeât l'officier ministériel. On dut appeler le dompteur Juliano, propriétaire des lions, et on lui enjoignit de faire déménager aussitôt ses pensionnaires. L’expulsion des lions avait attiré sur ce point de la rue des Martyrs un certain nombre de curieux. On dit que Lisbonne a pris son parti de cette expulsion sans trop de mauvaise humeur. »
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