« Le corps est le point zéro du monde, là où les espaces et les chemins viennent se croiser le corps n’est nulle part ; Il est au cœur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine »
(Michel Foucault, 1966, Le Corps utopique)
Dans cette série de grands tableaux étalés sur trois ans, l’artiste poursuit ses expérimentations sur la figuration ou l’impossible figuration du corps, avec un intérêt passionné pour ce que Brauner nommait la « guerre morphologique de l’homme » et son cortège d’images métamorphiques, portées par les processus
de déplacement, distorsion, attraction, coalescence qui affectent
l’anatomie humaine.
D’autant plus que le corps est engagé dans d’étranges migrations, en partance vers des univers
où la fantaisie se donne une totale liberté.
Il
est partout présent,
même absent ou effacé, toujours transfiguré par des couleurs invraisemblables, vibrantes et électriques et baignant
dans des éclairages hallucinants, psychédéliques ou caustiques, se refusant
à l’objectivation traditionnelle et patriarcale du regard
masculin. Elle le fait aussi en artiste « sémionaute » (Nicolas
Bourriaud). Elle produit des itinéraires à travers des signes,
des formes et des images connues,
des références culturelles, les codes de la légende, du
conte, de la bande dessinée ou
de
la publicité, autant de codes qu’elle
fait malicieusement bifurquer, qu’elle
détourne avec un humour bien à elle,
qu’elle pousse à la limite, jusqu’à
la dérision et le sarcasme, cette forme de rire qui selon son étymologie « déchire
la chair », une mordante ironie.
C’est une quête où l’on peut être sensible à la liberté des formes et du dessin, au traitement, voire à l’exaspération des couleurs, à la diversité des entrées dans « la parabole graphique sans cesse recommencée de la condition humaine » …mais sur- tout qui interpelle le regard quant à cet énigmatique objet
qui anime la recherche, le geste de l’artiste.
Le point d’où jaillit ce geste, un nœud d’âme,
de pensée et de désir, c’est toujours un
point du corps, un lieu de questions
urgentes et brûlantes,
qu’est-il ? Où est -il ?
Que peut-il ? Foucault évoque
sa « topie impitoyable » : Il sera toujours là où je suis et c’est la source d’une souffrance indépassable, captée
chaque matin dans le miroir, il
ne répondra jamais
à l’utopie où je voudrais
être et pourtant toutes ces utopies et rêves du corps qui veut s’échapper
à lui-même trouvent
bien leur origine et leur point d’application dans ce corps. Il en faut
un pour travailler contre lui, et c’est ce travail qui établit le rapport entre sa souffrance et son désir – le désir est cette troisième dimension : par le désir mon corps est toujours ailleurs, lié à tous les ailleurs
du monde, au point
d’être ailleurs
que dans le monde.
Tel est ce noyau utopique du corps, un enchaînement de trois dimensions de l’expérience
du corps, à tenir au chaud à
même
le corps, une boussole
pour s’orienter dans ces très plaisantes migrations du corps d’Anna Ditscherlein.
Georges Quidet, HCE Galerie